L’Enigme Margueritte
L’Enigme Margueritte
De la rue Marguerite à l’impasse « rue Margueritte »
Vous le savez (vous ne le saviez pas ?), à droite de l’église Saint Joseph située rue Cabrit et débouchant sur cette dernière, se trouve la rue Margueritte.
Cette dénomination intrigue la Présidente de notre association, Béatrice, car un riverain de la rue, aujourd’hui décédé, lui avait assuré que la mairie s’était trompée en changeant les plaques, le véritable nom de cette rue étant « Rue Marguerite ».
Une lecture trop rapide laisserait à penser qu’il n’y a pas de différence entre les deux noms.
Eh bien, si ! Dans un cas, il y a un seul t et dans l’autre il y en a deux. Et ça change tout.
Dans son livre « Perpignan d’hier à aujourd’hui » (paru en 2002 aux Éditions de la Tour Gile) sur l’étude du nom des rues de Perpignan, Christian Camps retient l’orthographe avec deux t .« Impasse Margueritte :
Ainsi appelée depuis 1911. Il s’agit du général Jean, Auguste Margueritte, né à Manheules (Meuse), mortellement blessé à Sedan (1823-1870).»
Pourtant autrefois, il était bien écrit Marguerite sur la plaque. D’où vient donc le problème ?
Élémentaire mon cher Watson ! s’écrie le spécialiste de microtoponymie urbaine.
Pour lui, écrire Marguerite avec un seul t résulte d’une a-no-ma-lie.
En plus des contresens signalés plus hauts, dans le processus de substitution du français au catalan, des anomalies fort notoires se sont produites, (...)
Marguerite avec un seul t au lieu de Margueritte. En raison de la proximité des Rues Édouard, Frédéric, Marie, on pourrait croire qu’il s’agit comme les prénoms précédents, d’une fille de Frédéric Valette, créateur du quartier de la Gare. En réalité, c’est bien au Général Margueritte qu’il faut penser. Cette anomalie vient d’être fort heureusement rectifiée sur les plaques. »
Cette affirmation péremptoire qui s’appuie sur un présupposé est-elle bien fondée ?
Remontons un peu dans le temps, à l‘année 1911 précisément puisque l’origine de la dénomination y serait datée. Que se passe-t-il dans notre quartier à cette (Belle) époque ?
Compte tenu de l’expansion du quartier de la Gare après l’arrivée du premier train le 10 juillet 1858 sur la rive droite de la Têt et le développement des commerces en tous genres qui s’en est suivi et avant même que les remparts soient démolis, la Ville de Perpignan, confrontée à une construction plus ou moins anarchique (qui désespérait aussi l’Armée, au pied de ses remparts) et à la nécessité d’assurer l’hygiène d’une population de plus en plus nombreuse, exigeante en la matière car confrontée à des épidémies de choléra, fièvre typhoïde et autre rougeole, la Ville donc s’est lancée en 1880 dans l’élaboration d’un vaste plan d’alignement du quartier de la Gare et de Saint Martin dont l’objectif était de récupérer le sol des rues existantes ou à venir afin d’y créer des réseaux d’assainissement ainsi que des voies de circulation appropriées à la vie des riverains nouveaux ou à futurs. Ce plan d’alignement est en quelque sorte l’ébauche du Plan Local d’Urbanisme (PLU).
En effet, à la fin du XIXe, il n’existait pas de PLU, ni de règles régissant les lotissements dans lesquels actuellement on dessine, dès le départ, des rues futures cédées, par la suite, à la commune en vue d’être incorporées au domaine public.
La commune de Perpignan s’est trouvée confrontée dans le nouveau quartier de la Gare à une difficulté majeure à laquelle il a fallu trouver une réponse rapide : il fallait récupérer auprès des propriétaires de maisons des terrains nécessaires pour faire des rues. Prendre le problème à l’envers, en quelque sorte. Et ce ne fut pas rapide.
Un dénommé Frédéric Valette contribua dès le départ à cette démarche.
Après la création de l’avenue de la gare, nous apprend ainsi Roland Serres-Bria dans son livre sur le Quartier de la Gare (paru en 1993 aux Éditions des Archives Communales), il semble que la plus ancienne soit l’actuelle rue Valette qui se prolongeait initialement jusqu’au pont de la Basse. L’origine, c’est le particulier du même nom auquel appartenait le terrain qui l’avait tracée avec une largeur de 8 mètres. Son tronçon sud, l’actuelle rue Courteline, aboutissait alors à la propriété de M. Conte de Bonet. (...)
Frédéric Valette (décédé en 1884), négociant marseillais, possédait à Perpignan une bonne partie des terres sises à l’est de la gare, de part et d’autre de son avenue. Il en avait cédé gracieusement à la commune de Perpignan un certain nombre de parcelles, coopérant ainsi à l’effet d’urbanisation entrepris par la municipalité. Aussi lui en fut-elle reconnaissante. « Par respect pour la mémoire de feu Frédéric Valette qui a été pour ainsi dire, le créateur du quartier de la Gare, la Ville s’engagera à conserver toujours la dénomination actuelle », déclare une délibération du 21 mai 1886 au sujet de la rue portant son nom.
Pour la petite histoire, il sera utile de savoir que les rues Edouard, Marie et Frédéric qui débouchent toutes dans la rue Valette portent le nom des trois enfants de M. Valette, conformément au désir qu’il avait exprimé.
C’est le Frédéric Valette dont parle Christian Camps quand il fait le parallèle entre les rues des enfants de Valette et la rue Marguerite. Il est donc exact que le négociant marseillais n’a pas eu de fille dénommée Marguerite et qu’il serait anormal en effet de conserver à la rue une dénomination qui n’a aucun lien avec sa famille. Dont acte.
Le prénom Marguerite donné à la rue est-il pour autant à proscrire ? Continuons.
Dans le cadre de l’élaboration du plan d’alignement du quartier qui traînait en longueur, tous les propriétaires du quartier furent donc invités en 1894 à céder gracieusement à la Ville une partie de leurs terrains pour servir d’assise aux rues à créer, ce à quoi, y trouvant des intérêts évidents (des égouts et une voie de circulation et de stationnement pour leur superbe auto, charrette, brouette ou diligence..), ils répondirent quasiment tous favorablement à l’exception de quelques propriétaires grincheux ou intéressés. (Par la suite, au début du XXe, dans tous les actes de vente de terrains à bâtir fut insérée, à cette fin, une clause indiquant que les nouveaux propriétaires seraient tenus de céder à la Ville une partie de la parcelle acquise). Le plan d’alignement général fut ensuite décliné par des alignements par secteurs ou par rues au fur et à mesure de l’avancement des travaux de sa mise en œuvre.
Parmi les signataires de 1894 figure un dénommé Cabrit, Jean Baptiste Frédéric Cabrit, né le 4 novembre 1837 à Rivesaltes et négociant en vins de son état. Lui aussi est propriétaire de jardins et vignes dans la partie Nord-Est du quartier à proximité de la nouvelle église où sera célébrée la première messe le 19 mars 1896, le jour de la Saint Joseph. Sur ses terres, il crée en 1894 une rue à laquelle il donne son nom. Il s’agit alors plutôt d’une impasse en terre qui débouche d’un côté sur l’avenue de la Gare, aboutit de l’autre côté à l’usine à gaz et qui va voir se construire sur ses flancs, outre l’église, l’habitation et les entrepôts d’Eugène Drancourt avec lequel Joseph Cabrit va entrer en conflit.
Le 16 octobre 1907, un article paru dans L’Indépendant s’appuyant sur des récriminations des habitants du quartier qui se plaignent de l’état de la rue met le feu aux poudres.
Le lendemain, Cabrit implicitement incriminé dans l’article, adresse une missive, en forme de missile, à Jules Escarguel alors Directeur du quotidien local sollicitant un article rectificatif. Dans cette lettre, il met en cause Drancourt accusé d’être responsable en partie de l’état de la rue pour ne pas se conformer à un jugement du 17 juillet 1900 autorisant ce dernier à faire usage du chemin pour y passer à la condition formelle de ne pas y stationner, de s’en servir sans abus et de laisser un libre écoulement des eaux. Il met en cause aussi la ville accusée de discrimination dans l’entretien des rues privées laissées à l’entière responsabilité des propriétaires tenanciers alors que les « voies protégées » telles la rue Valette et les rues adjacentes font l’objet de toute son attention. Il estime que sa rue devrait être même mieux entretenue que les précédentes par ce qu’elle a accès à un établissement public (Église St Joseph) et (l’) usine à gaz. L’indépendant ne fera pas d’article rectificatif mais cet article va débloquer en définitive la situation.
Joseph Cabrit va par la suite rencontrer le maire de Perpignan. Ces discussions vont aboutir à une lettre d’engagement du 14 octobre 1908 dans laquelle Joseph Cabrit concède en toute propriété à la Ville de Perpignan le sol des 2 rues Cabrit et Marguerite à charge pour la Ville de mettre lesdites rues en état viabilité et les entretenir en bon père de famille.
Ainsi apparaît pour la première fois la Rue Marguerite avec un seul t. Cabrit la crée juste à côté de l’église nouvellement édifiée.
Le Conseil municipal s’empresse d’entériner cette cession (qui sera officialisée le 30 janvier 1909) dans deux délibérations des 09 novembre 1908 (pour la rue Cabrit), 17 février 1909 (englobant la rue Marguerite) et 28 mai 1909, définitivement, après enquête officielle. Drancourt et la Compagnie du Gaz cèdent aussi des sols de sorte que les plans d’alignement des rues Cabrit et Marguerite débouchant sur les rues que nous connaissons aujourd’hui vont pouvoir enfin être mis en œuvre.
Comme Frédéric Valette, Joseph Cabrit eut des enfants et parmi eux une fille, Marguerite, née le 25 avril 1871 au 13 rue Grande la Réal à Perpignan. En examinant à la loupe l’extrait de l’acte de naissance, on s’aperçoit que la maman de Marguerite se prénommait aussi Marguerite. Deux raisons pour choisir le prénom Marguerite comme nom de rue. Laquelle des deux Joseph a-t-il entendu faire valoir ? Les 2, mon Général ! Peut-être. Sans doute, auquel cas, il aurait pu mettre 2 t…ce qui aurait pu créer peut-être une confusion avec le Général Margueritte, ce dont il s’est bien gardé....
C’était une tradition à cette époque pour le Conseil municipal de donner aux rues le nom des généreux donateurs des sols ou d’entériner les noms qu’ils avaient eux-mêmes choisis, pour les remercier en quelque sorte. On l’a vu pour les rues Valette et on vient de le voir pour les rues Cabrit et Marguerite. Il y en eut d’autres. C’est encore le cas par exemple le 6 décembre 1911 où le Conseil municipal décida expressément qu’une rue porterait le nom de M. « de Saint Amans » en mémoire de l’ancien propriétaire des terrains dont la famille a fait abandon du sol de ces voies. Ce sera la dernière fois car le 21 octobre 1912, cette doctrine fut remise en cause à la suite de plaintes d’habitants accusant les propriétaires de rues qui ont souhaité léguer leur nom à la postérité d’avoir flatté leur vanité…. Le Conseil municipal décida de se montrer plus circonspect à l’avenir.
Ce lui fut d’autant plus facile qu’à la suite de la démolition des remparts et du risque à nouveau de créations anarchiques de voies privées, un arrêté du maire du 8 mai 1911 avait établi un règlement de voirie prescrivant les conditions dans lesquelles les propriétaires pourraient être autorisés à créer des voies privées ou publiques. Pour les voies privées les noms des rues devaient être approuvés par le Maire.
La rue Marguerite restera avec un seul t jusqu’à ce remplacement de plaques au début du IIIe millénaire, injustifié en l’état. Quoiqu’en pense Christian Camps, il n’y a pas eu d’erreur sur les plaques anciennes, ni d’anomalie, ni de dénomination «rue Margueritte » en 1911 (ou ultérieurement, du moins à ma connaissance).
On ne voit pas trop ce que vient faire au surplus dans le quartier de la gare de Perpignan où il n’avait aucune attache et dans une si petite rue, le valeureux général Jean Auguste Margueritte, né dans la Meuse et mort à la bataille de Sedan le 6 septembre 1870.
Le 7 mars 1894, La Ville de Perpignan, à la demande du Comité du monument commémoratif de la guerre 1870-1871, autorisa l’érection par ce dernier d’un monument à la mémoire des (seuls) enfants du Roussillon morts pour la patrie à la guerre de 1870 et versa une participation à cette fin. Ce monument érigé par le sculpteur Belloc fut inauguré le 12 août 1895 à l’emplacement de l’actuel palais des Congrès. Il se trouve aujourd’hui en haut du boulevard Jean Bourrat et est propriété de la Ville. Si elle avait voulu honorer le général Jean Auguste Margueritte, la Ville y aurait pensé à ce moment-là.
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