Des tranchées Place de Belgique 1939

Quand des réfugiés espagnols creusaient des tranchées de circonstance sur la place de Belgique

Au début des années 30 du siècle dernier, les pays d’Europe commencent à s’inquiéter de la montée du nazisme en Allemagne et à s’interroger sur la politique de défense à envisager notamment à l’égard de la population civile en cas de conflit armé.

En France, cette réflexion débouche sur la loi relative à l’organisation des mesures de protection et de sauvegarde de la population civile qui est promulguée le 8 avril 1935. Cette loi rend obligatoire sur tout le territoire l’organisation de ce qu’on va appeler la défense passive et en dessine les grandes lignes : création d’une commission supérieure de défense passive chargée d’assister le ministre de l’intérieur, missions des représentants de l’État dans les départements et communes, imputation des dépenses sur le budget de l’État, aménagement d’abris publics et de postes de secours, création de matériel de détection du gaz.

Cette loi qui a donné lieu à de nombreux textes d’application est abrogée et remplacée par une loi du 11 juillet 1938, beaucoup plus explicite et plus large, sur l’organisation générale de la Nation en temps de guerre promulguée le 13 juillet 1938.

Le temps presse en effet. A Perpignan, dès l’été 1939 et avant même que la guerre soit déclarée avec l’Allemagne, la Ville s’engage dans un vaste plan de mise en place des abris publics dans la ville. A la fin du mois de juillet, un avant métré estimatif comportant 4 tranchées couvertes de 33 mètres pouvant accueillir 216 personnes est élaboré pour le jardin de la Pépinière.

Dans les tous premiers jours de la déclaration de guerre avec l’Allemagne (le 2 septembre), des consignes sont données à destination de la population (L’Indépendant du 4 septembre) : Le Maire prévient la population que la sirène de la voiture des sapeurs-pompiers retentira dans les rues en cas d'alerte aérienne. Cette mesure sera complétée par la mise en action des sirènes existantes et des sonneries de cloches. La population rejoindra immédiatement les tranchées qui sont en cours d’aménagement, les caves offrant une certaine sécurité ou tous autres abris. Elle se conformera en tous points aux ordres donnés par le personnel en fonction et chargé de l’exécution des programmes de défense passive. La fin de l’alerte sera annoncée à la population par les pompiers.
Des exercices de défense passive sont organisés à la Pépinière dès le 3 septembre sous la direction du commandant Llech de la Compagnie des sapeurs-pompiers, inspecteur départemental des services contre l’incendie. Y ont pris part les commissaires de quartier, les chefs d’îlots, les divers groupements intéressés et un nombreux public. (L’Indépendant du 4 septembre).

Un important dépôt de sable est constitué à la Pépinière, distribué aux diverses administrations. La population pourra bénéficier également de sable dans divers dépôts en cours de constitution. Par ailleurs, des mesures de sauvegarde des œuvres d’art ou ayant un caractère archéologique sont prises (L’Indépendant du 7 septembre). On informe aussi la population que :
- des abris-refuges vont être aménagés dans les caves du nouveau lycée (le futur lycée Arago) ou dans les grands immeubles,
- des masques à gaz ont été distribués au personnel de la Défense passive,
- et qu’il importe de peindre en bleu les vitres des lucarnes, les ciels-ouverts des immeubles ou les lampes électriques, véritables miroirs pour les avions par nuit claire. (L’Indépendant du 8 septembre joint).

Le 10 septembre, les consignes à la population du décret Défense Passive du 12 mai 1939 sont rappelées dans l’Indépendant : elles concernent ce qui ne doit pas être divulgué, ce qui peut être dit, le rappel des prescriptions en cas d’alerte aérienne. Il est précisé d’ailleurs qu’en cas d’alerte, le courant électrique sera coupé dans tout le Département.

Un plan de construction de tranchées en période de tension (dites de circonstance) est alors mis en place sur toute la ville : à La Promenade et sur tous les lieux stratégiques de la cité dont... la place de Belgique (lieu n°5). Une enveloppe de 150 000 F à cet effet est attribuée à la ville par une circulaire ministérielle du ministère de la Défense et de la Guerre du 2 septembre. Ce plan de construction de tranchées nécessite l’emploi d’un personnel important. La période est ainsi faite que ce personnel est tout trouvé dans le département.

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En effet, dans une lettre du 16 septembre, la Ville informe le Préfet que les travaux sont réalisés par des réfugiés espagnols des camps du Champ de Mars, Villeneuve de la Rivière et du Barcarès. Elle précise que depuis le 1er septembre, ces ouvriers accomplissent leur tâche avec une ardeur qu’il serait nécessaire de récompenser. Actuellement leur nombre est de 75 et (…) qu’il devrait être possible de prévoir, pour encourager ce personnel, un crédit permettant de leur acheter du tabac, quelques nourritures complémentaires, etc...
A cette dernière date, la Ville précise qu’il avait été exécuté les terrassements de 1 000 m de tranchées à la Place de Catalogne, à la Pépinière, au terrain Jo. Sarda, aux Platanes et à Saint Louis et que d’autres étaient en cours d’exécution, notamment place de Belgique. Le 30 septembre, l’Indépendant rappelle aux parents qu’il est interdit à leurs enfants de jouer dans les tranchées creusées, la Ville dégageant sa responsabilité en cas d’accident.

Des tranchées vont donc être creusées sur la place de Belgique à partir de la fin de l’année 1939.

Deux types de tranchées sont possibles : des tranchées boisées et des tranchées clayonnées. Un rapport explicatif des avantages et des inconvénients de chaque méthode est fourni par les services techniques de la Ville.

La tranchée boisée se caractérise par l’emploi de bois de charpente pour les cadres et des bois de blindage y compris pour le recouvrement. Cette méthode présente de nombreux avantages (approvisionnement rapide en boisage, facilité de mise en place, tenue supérieure, etc.)
La tranchée clayonnée utilise pour les cadres des piquets de pin maintenus en leur partie supérieure par du fil de fer galvanisé et des roseaux jointifs pour le clayonnage. Cette méthode plus économe présente de nombreux inconvénients (fragilité, entretien difficile, conversion en tranchée boisée plus difficile…). Elle présente cependant l’avantage d’utiliser de façon plus efficiente la main d’œuvre espagnole affectée au creusement de tranchées ailleurs dans la Ville lors de la phase de confection du bardage qui relève de l’entrepreneur qui fournit les piquets et les roseaux et assure leur mise en place.
La Ville choisit la méthode des tranchées boisées pour la place de Belgique .

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A la fin décembre 1939, 44 mètres linéaires (ml) de tranchées y sont achevés sur un total de
2 623 sur toute la ville (dont 72 sur l’avenue de la Gare, 180 sur le terrain Violet rue de la Chambre de commerce, 282 sur la place de Catalogne).
Dans un rapport hebdomadaire du 5 février 1940, l’Ingénieur d’arrondissement de la Ville en charge de la Défense Passive signale que le fournisseur livre trop irrégulièrement les planches de coffrage, ce qui entraîne des retards dans la marche des travaux, l’utilisation défectueuse de la main d’œuvre et, dans les parties nouvellement terrassées, des risques d’éboulement surtout en cas de pluie. Il signale par ailleurs que les ouvriers espagnols qui jusque vers le 10 janvier prenaient le casse-croûte et le repas de midi au fourneau économique (NDR : organisation créée par Napoléon III et l’Impératrice Eugénie, équivalant à nos actuels Restos du Cœur) et qui du 10 au 31 janvier y prenaient leurs trois repas, sont, depuis le 1er février, en subsistance au Champ de Mars pour la nourriture. Ils se plaignent d’être insuffisamment nourris et d’après les surveillants de la Ville leur mécontentement se traduit par un moindre rendement dans le travail.
Dans le rapport hebdomadaire suivant du 12 février 1940, il est noté, sans doute avec une grande satisfaction, que la Ville distribue le matin aux ouvriers un casse-croûte composé de pâté ou saucisson et de vin. Le rendement paraît être redevenu normal.

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Du 26 février au 3 mars 1940, 22 réfugiés espagnols sont employés tous les jours sauf le dimanche sur la place de Belgique. L’état d’avancement des travaux est ainsi précisé :
- Élément Nord de 33 m de longueur environ : Terminé sauf les deux accès qui sont en voie d’exécution,
- Élément Sud de 33 m de longueur environ : tous les cadres posés ; planches de coffrage en place sur la moitié de la longueur.

Deux tranchées de 33 m sont donc en cours de construction.

Dans un nouveau rapport du 11 mars 1940, l’achèvement des travaux des deux éléments de 33 m est acté sur la place de Belgique à la date du mercredi 6 mars. 12 réfugiés espagnols le lundi et 11 les mardi et mercredi y ont achevé le travail.

Dans un mémoire explicatif adressé au Ministère de la Défense et de la Guerre le
22 mars 1940 le Préfet des Pyrénées-Orientales sollicite des crédits aux fins de :
- boisage de 1 600 m de tranchées existantes,
- outillage pour ouvrir 3 050 m de tranchées nouvelles.

Le Ministère rejette le 20 mai la demande d’outillage pour ouvrir des tranchées nouvelles au motif que seuls les projets de tranchées coffrées et couvertes peuvent être retenus.

En ce qui concerne le projet de boisage de 1600 m de tranchées existantes, il est demandé à la Ville de le compléter par un projet de couverture de la totalité des tranchées existantes. Le ciel, est-il indiqué, devra être couvert d’un élément imperméable (carton bitumé) et le fond de la tranchée devra comporter une rigole et des puisards pour l’évacuation des eaux.
S’agissant de la capacité d’accueil de la population des tranchées et des prototypes de tracés transmis, le Ministre précise que l’occupation maxima tolérée par alignement droit ne saurait à raison de 4 personnes au ml excéder 20 personnes - exceptionnellement 24 personnes. Dans ces conditions, l’occupation totale des 2 700 m de tranchées existantes à Perpignan, ne saurait permettre d’abriter 14 000 personnes comme indiqué au mémoire explicatif, mais au maximum 9 000 personnes.

Par ailleurs, le Ministère rappelle en outre et enfin que :
- deux lignes de tranchées parallèles ne peuvent être occupées que si elles sont distantes de 8 m au moins. Cette prescription est impérative
(et) conduira sans doute à proscrire l’occupation de certains tronçons de tranchées existants qu’il sera par suite inutile de boiser.
- en ce qui concerne, l’emplacement des tranchées, celles-ci doivent être situées en dehors de la zone d’écroulement des immeubles voisins (distance à ces immeubles au moins égale à leur hauteur). Dans le cas où il n’en serait pas ainsi le ciel des tranchées devrait être renforcé pour résister à cet écroulement qui est assimilé à une surcharge statique de 3T M2 ou 5 T M2 (immeubles de 4 étages ou davantage),
- les tranchées doivent comporter :

* un escalier d’accès par 50 occupants,
* un WC par 30 occupants,
* un local de chef d’abri par tronçon.

Un état de répartition des tranchées dans la Ville est établi le 21 mai 1940. Il fait ressortir que :
- la Ville est divisée en 14 secteurs comprenant de 1 à 26 îlots,
- la place de Belgique est comprise dans le secteur 9 qui s’étale entre l’avenue de la Gare et la Basse et qui comprend 18 îlots dont les numéros 16 et 17 lui sont attribués pour 73 m de tranchées boisées, avec une capacité de population abritée de 350 personnes.

A la date du 09 juillet 1940, les 73 m de tranchées coffrées de la place de Belgique sont couverts en tôle et prêts à protéger les habitants du quartier des bombes allemandes.

Les dépenses de construction de tranchées réalisées à cette date sur la Ville dépassent de
13 645 F l’enveloppe de 150 000 F fixée le 2 septembre 1939.
L’Armistice franco-allemand signé le 22 juin 1940 va mettre un coup d’arrêt provisoirement à l’organisation de la Défense passive, une circulaire ministérielle du 11 juillet spécifiant, tout en maintenant les tranchées de circonstance, que les marchés de travaux en cours d’exécution régulièrement approuvés et dotés ne pouvaient être poursuivis que si cela était estimé nécessaire, ce qui aura pour effet de stopper en juillet les travaux d’aménagement prévus notamment au nouveau lycée.
Toutefois, des crédits au titre de la Défense passive sont à nouveau accordés par le Ministre de la Guerre au début de l’année 1942.

On peut s’interroger sur l’état d’entretien des tranchées à cette époque si on lit la lettre adressée par Jacques Violet, industriel à Thuir et propriétaire d’un terrain rue Franklin (ex-rue Chambre de commerce), qui le 25 mars signale au maire de Perpignan que les tranchées construites sur son terrain paraissent abandonnées, personne ne s’étant occupé de leur entretien. Elles sont actuellement aux trois quarts comblées de sorte que je me demande si les services de la Défense passive les ont éliminées de leur plan de protection de la Ville, auquel dernier cas il en reprendrait volontiers possession, plusieurs de mes parents, collaborateurs ou locataires m’en ayant demandé des parcelles en vue d’y organiser des cultures utiles. Le Maire répondra le 2 avril suivant que compte tenu des directives ministérielles du 11 juillet 1940 les tranchées de circonstance ne peuvent qu’être maintenues, indique qu’une révision générale de l’entretien des tranchées sera effectué dès la fin de la mauvaise saison et que la partie de son terrain inoccupé par les tranchées pourra être affectée à des cultures potagères selon son souhait.

Au printemps 1944, à la suite de prescriptions du Secrétariat de l’Intérieur, un appel à la population va même être lancé afin de favoriser la construction de tranchées familiales. Quelques intéressés disposant d’un jardin n’ont pas hésité à aliéner une partie de la surface cultivable, cependant nécessaire au ravitaillement de leur famille, pour construire une tranchée-abri particulière. La plupart de ces tranchées familiales furent vite comblées après la libération de Perpignan les 19 et 20 août 1944, les intéressés considérant que tout risque de danger de bombardement étant désormais et définitivement écarté.
Les tranchées de circonstance vont être sans doute rapidement démantelées et rebouchées dans toute la ville.
Pour parachever le tout, le Journal Le Travailleur Catalan demandera dans son édition du 19 janvier 1946 la remise en place des bancs de la place de Belgique enlevés pour creuser les tranchées qui en étaient l’ornement du temps de l’occupation. Nul doute que nos vieux et les usagers des bancs n’apprécient davantage le premier ornement.

Dans son numéro du 9 mars suivant, le Travailleur Catalan s’enthousiasme que son vœu ait été exaucé : Enfin, on nous a rendu nos bancs. Aussi nos « petits vieux », dès que le soleil chauffe notre place de Belgique s’assoient-ils et se racontent les mille prouesses de leur jeune temps. On nous les a rendus, c’est bien et nous remercions la municipalité de notre ville. Mais nous voudrions lui demander encore s’il ne serait pas possible de sceller ces bancs car les jours de vent ils sont renversés avec violence, risquant de se détériorer. On ne s’arrête pas là dans les revendications : Ne lui serait-il pas possible également de faire réparer la pompe à eau de la place de Belgique, cette pompe étant la seule à alimenter le quartier quand le projet frontinal ne fonctionne pas ?
La vie va progressivement reprendre à Perpignan et certaines des pages noires de notre Histoire vont progressivement se tourner mais on n’oubliera pas que certains réfugiés espagnols fuyant d’autres pages noires de l’Histoire de leur pays sont venus pendant l’hiver 1939 -1940 casse-croûter du saucisson et du pâté, boire du vin et creuser des tranchées sur la place de Belgique...

(Nota : l’ensemble des documents cités est issu des Archives de la Ville de Perpignan ou des Archives du Département des Pyrénées-Orientales)

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